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Filière du vin: le sucre de la discorde

  • Mercredi 04 novembre 2015
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Xavier Lambiel
Au moment où l’Etat du Valais réforme les contrôles de la filière du vin, les professionnels exigent un assouplissement des règles pour les vins AOC les moins chers. Le débat porte surtout sur l’édulcoration des vins à l’aide de moût concentré rectifié, un sirop sucré aujourd’hui interdit en Valais.

Sur les hauts du village Chamoson, la révolte gronde. Les vendanges viennent de se terminer et la récolte est historiquement mince. Mais les vignerons encaveurs ont d’autres soucis. Plus d’une cinquantaine d’entre eux se regroupent pour lutter contre la révision de la loi sur la vigne et le vin proposée par l’Interprofession de la branche. Elle propose, entre autres, un assouplissement de certaines règles. Petit propriétaire, Jacques Disner estime que «quelques grandes caves imposent un point de vue industriel». Il mène la fronde en répétant: «Je me bats pour la qualité».

Pour corriger les lacunes révélées par l’affaire Giroud, l’Etat du Valais s’apprête à modifier l’ordonnance sur la vigne et le vin, la loi qui réglemente toutes les étapes de la production. Aujourd’hui en consultation, le projet vise à améliorer la traçabilité des vins valaisans. Le service de l’agriculture a refusé d’y inclure les propositions du projet viti 2020, élaboré par l’interprofession de la vigne et du vin (IVV). Pour son chef, Gérald Dayer: «c’est la confiance des consommateurs qui est en jeu».

Fin septembre, l’interprofession a rugi. Elle réunit les professionnels de la branche. Par une lettre incendiaire signée par les quatre grandes familles de la branche, les vignerons, les vignerons encaveurs, les encaveurs et les coopératives, elle s’oppose aux mesures «incohérentes» d’un règlement «qui ne tient pas compte des réalités des professionnels». Elle a donc choisi de diffuser parallèlement son propre projet d’ordonnance. Son président Yvan Aymon espère que le Conseil d’Etat s’en saisira: «C’est une question de timing, il faut aller vite».

L’appellation d’origine contrôlée (AOC) est une norme suisse et européenne qui recouvre 95% de la production valaisanne, l’essentiel du solde étant classé vin de pays. L’Office fédéral de l’agriculture entend réformer ces deux catégories, au plus tôt pour 2022. Aujourd’hui, l’interprofession entend segmenter l’AOC, distinguant une catégorie supérieure par une certification, le label «marque valais», qui existe déjà. Mais l’IVV souhaite aussi assouplir les conditions d’une catégorie inférieure, y introduisant différentes pratiques aujourd’hui prohibées dans le canton. Parmi elles, l’édulcoration des vins finis à l’aide de moût concentré rectifié (MCR) ou leur aromatisation aux copeaux de bois sont vivement critiquées par l’Etat, qui craint «une dévalorisation de l’ensemble des vins valaisans». Elles pourraient faire l’objet d’une mention sur l’étiquette.

Les intérêts divergents des grandes caves et des petits producteurs

Il y a une dizaine d’années, l’usage des copeaux de bois a été interdit dans presque tous les cantons avec ce slogan: «Les copeaux c’est pour les castors». Le MCR, un sirop de sucre de raisin concentré, pose plus de problèmes. Parce que l’eau a été retirée du jus par évaporation sous vide, il n’est composé que de glucose et de fructose. Il sert à arrondir des vins trop acides. Pratique très courante dans l’œnologie du nouveau monde, l’édulcoration du vin fini a été autorisée en 2014 en Suisse et dans l’Union européenne. Mais les cantons du Valais, puis de Vaud l’ont rapidement interdite dans les Appellations d’origine contrôlée après un âpre débat. Il n’aura donc été autorisé que pour un seul millésime. Aujourd’hui cette question divise les vignerons et les négociants genevois.

En Valais, plusieurs vignerons encaveurs estiment que cette pratique a été régulièrement utilisée cette dernière décennie, y compris dans les vins AOC destinés à la grande distribution. Pour un œnologue, c’est de notoriété publique: «C’est parce qu’ils l’utilisent déjà que certains veulent légaliser le moût concentré rectifié au moment où les contrôles se durcissent». Un distributeur de MCR explique qu’il n’a jamais écoulé plus de 3000 kilos par année, mais que «ceux qui en faisaient une utilisation illégale pouvaient facilement se fournir discrètement en France». Le laboratoire cantonal est capable de détecter le procédé depuis trois ans. Selon son rapport annuel, environ 15% de la trentaine de vins contrôlés inopinément chaque année font l’objet de mesures administratives pour une infraction à la loi sur les denrées alimentaires. Le chimiste cantonal Elmar Pfamatter confirme que «près d’un tiers de ces cas concerne l’édulcoration de vins AOC finis».

Pour le blogueur et journaliste Paul Vetter, spécialiste du monde vitivinicole, le MCR sert à «rendre buvable un vin élaboré avec des vendanges de mauvaise qualité». Il utilise cette métaphore: «Une manière de farder une fille laide en espérant lui trouver un fiancé». Pour son engagement contre le sucrage du vin, il a subi des pressions. Le président de l’interprofession Yvan Aymon a une vision plus pragmatique. Il soutient que les producteurs valaisans ont besoin de «lutter avec les mêmes armes que leurs concurrents» sur un marché ouvert aux vins européens et d’outre mer: «Il faut s’adapter aux goûts d’une certaine catégorie de consommateurs qui souhaitent un produit moderne, technique et structuré».

Pour le frondeur Jacques Disner, le sucrage est nécessaire et bienvenu dans les vins de pays, mais il ne doit pas dévaloriser l’AOC, «une garantie de qualité, un bien commun qu’il faut chérir et protéger». Le mouvement de résistance qu’il organise pourrait ressembler à une bataille de la vieille guerre qui oppose les petits producteurs aux grandes caves. Mais les fronts sont partagés. Le président des vignerons encaveurs Thierry Constantin, encore opposé au MCR il y a une année, défend désormais le consensus: «Même si je me refuserai toujours à cette pratique, je comprends les gens qui veulent l’utiliser parce qu’on ne peut pas produire uniquement du vin de haute tenue». A l’inverse, de grands producteurs ont décidé de soutenir l’Etat face à l’interprofession. Le Groupement des encaveurs négociants indépendants, qui représente presque le tiers de la production du canton, s’oppose au projet de l’IVV. Le marché de la grande distribution, tout l'enjeu de ce bras de fer, a longtemps été celui de l'empire Giroud.