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A Bordeaux, un musée grand cru

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Christian Lecomte
Bordeaux a ouvert le 1er juin sa Cité du vin, sanctuaire pour le moins pittoresque vu du dehors, envoûtante déambulation historique au dedans. Visite ludique et enivrante du «tonneau»

 

La bonne idée fut d’écouler le flot de journalistes par bateau sur la Garonne. Car la présence de François Hollande, venu lui aussi ce 31 mai voir la Cité du vin, avait paralysé tout le centre de Bordeaux. Le Marco-Polo embarqua donc la centaine de reporters locaux et internationaux, tandis que la presse parisienne, accrochée aux basques du président, piétinait par la faute de barrages policiers, d’opposants au projet de la loi travail et de militants antipesticides. Ainsi va la France ces jours-ci.

Mais cette France qui souvent s’inflige le pire sait heureusement entretenir son meilleur: le vin par exemple. Une courbe sur le fleuve, les anciens docks à gauche devenus lieu branché bobo (restos et bars à thème), le futuriste pont Chaban-Delmas et enfin cette drôle et colossale construction à hauteur de ce que les Bordelais nomment les bassins à flots. Voilà donc la Cité du vin, la cathédrale que toute la Gironde attendait pour goûter au plaisir de visiter son or. «Ce plus grand centre viticole jamais construit au monde est le phare qui manquait à la capitale d’Aquitaine et à la capitale mondiale du vin», résume Laurence Chesneau-Dupin, la directrice de la culture de la Fondation de la Cité du vin. Un phare qui éclairerait jusqu’aux confins du vignoble girondin et ses 113 000 hectares (deux fois les vignobles du Rhône, quatre fois la Champagne), ses 700 millions de bouteilles, dont quatre sur dix sont exportées, ses 4 millions d’œnotouristes. «C’est avant tout un lieu de vie, un site de loisirs, qui donne à voir le vin autrement, à travers le monde, les âges, dans toutes les cultures et les civilisations. Il s’agit de transmettre un patrimoine culturel», poursuit Laurence Chesneau-Dupin.

 

Chaussure de clown

Le chantier a duré trois ans, a coûté 81 millions d’euros, 500 000 visiteurs sont attendus chaque année. L’architecture, on l’a compris, déconcerte. Les Bordelais ont beaucoup commenté la forme bizarroïde de l’œuvre qui culmine à 55 mètres, avec son belvédère renflé, tronqué en biseau à son sommet. Certains y voient une grosse chaussure de clown, d’autres un tonneau, un escargot, une carafe, un cep tuméfié ou bien, en plus raffiné, une vague de vin dans un verre. Anouk Legendre et Nicolas Desmazières de l’agence XTU, basée à Paris, les deux architectes de la Cité du vin, estiment que c’est là un contresens total. «Cela n’évoque pas un objet, c’est plutôt un mouvement tournant, une image de l’univers liquide», corrigent-ils.

Les façades brillent au soleil comme le fuselage d’un avion (2500 panneaux d’aluminium sérigraphié), dont la teinte passe du gris au doré en fonction de la lumière naturelle. Cent vingt-huit épines de bois dressées vers le ciel hérissent le belvédère. Le cœur du réacteur a la même robe: lumière tamisée, du verre sérigraphié et des nervures ondulées en bois partout. Le hall est percé d’alcôves: autant d’ateliers sensoriels d’initiation (assemblage, terroirs, élevage). A l’étage, une expérience immersive en 19 espaces thématiques offre au public autant de clés d’entrée dans le monde du vin. C’est le parcours permanent, le fil rouge du sanctuaire. «Une sorte de kaléidoscope», selon Véronique Lemoine, responsable scientifique de la fondation. Toucher, regarder, écouter, sentir…

 

Trois écrans géants, images de 22 paysages viticoles à travers le monde.

L’accueil est sublime: trois écrans géants. Prendre place et voir les images aériennes de 22 régions viticoles dans 17 pays (dont Lavaux en Suisse), s’immiscer entre les bancs, caresser votre visage et dégouliner sur le sol. «Portraits de vin»: six gigantesques bouteilles de blancs secs, blancs doux, rouges, rosés effervescents, vins mutés. Un écran rond tactile dans chaque flacon qui décline des textes, des sons, des films, des odeurs. «La galerie des civilisations»: exploration archéologique des sociétés qui se sont bâties autour du vin, des tombeaux égyptiens aux soupers du XVIIIe siècle. Les gosses adoreront car des théâtres optiques parsèment les époques. «Le buffet des 5 sens», avant tout ludique: appuyer sur des poires, une odeur se dégage (pas toujours plaisante), laquelle?

 

La Callas et Napoléon

La vue est sollicitée à travers des jeux sur la palette des couleurs du vin. «Le banquet des hommes illustres»: vous êtes installé face à un écran courbe et long comme un jour sans vin et êtes attablé avec 12 historiques qui furent amateurs de nectar – Voltaire, Maria Callas, Napoléon Bonaparte, Churchill, Louis XIV, Mozart et Hitchcock le malicieux qui fait une apparition. «E-vigne»: sur des structures en bois en forme de cep, des tablettes tactiles font découvrir comment l’homme façonne le terrain, choisit les cépages, sculpte les ceps. Pour profiter de tout cela, un audioguide polyglotte (8 langues) conçu comme un smartphone avec casque ouvert. Il a été conçu par l’entreprise berlinoise Tonwelt, s’utilise au fil de la déambulation comme une télécommande pour déclencher des contenus multimédias par infrarouge ou visionner des vidéos.

Boit-on du vin dans le temple? Certes, dans une cave circulaire habillée d’une bibliothèque elliptique bourrée de 14 500 bouteilles (deux tiers de vins du monde, un tiers français). Mais le meilleur est tout là-haut, au terme de la visite. Au plafond du belvédère, 4000 bouteilles en verre incolore sont suspendues et au bar les sommeliers invitent à déguster (gratuitement) une vingtaine de vins de tout pays, dont un chasselas de la cave Philippe Bovet à Givrins. La réputée journaliste Marilyn Johnson, qui tient le blog Wine What Else, nous dit depuis le phare: «Bordeaux, un bon plan hein?»

Trois mondes pour payer l’addition

Vingt-cinq ans que Bordeaux attendait sa pyramide du Louvre, son Guggenheim. Son maire Alain Juppé, qui sait que le secteur viticole en Gironde représente un emploi sur six, l’a pensé, l’a voulu, l’a fait. Mais sans Sylvie Cazes, aujourd’hui présidente de la Fondation pour la culture et les civilisations du vin, la Cité ne serait encore que projet. Devaient s’accouder au même zinc trois mondes qui en Gironde, dit-on, s’évitent: les politiques, les professionnels du vin et ceux du tourisme.

Fille des Domaines Jean-Michel Cazes, celle qui fut conseillère municipale a obtenu l’adhésion des cinq plus grands propriétaires des plus grands crus du Bordelais: Philippe de Rothschild (Mouton), Eric de Rothschild (Lafite), Robert de Luxembourg (Haut Brion), Jean-François Moueix (Petrus) et Florence Rogers (Latour). Manquaient 15 millions pour boucler le financement essentiellement public. Ce mécénat suprême rejoint par 75 autres donateurs a versé au total 20 millions d’euros. Il fallait un chef d’orchestre pour trinquer à l’unisson. Sylvie Cazes alla chercher une cheville ouvrière étrangère à l’univers du vin: Philippe Massol, un des concepteurs du très fréquenté Futuroscope de Poitiers, dont le tourisme est le métier.

Il fallait enfin faire avec la loi Evin qui interdit la promotion des boissons alcoolisées et les associations de prévention en addictologie qui dénoncent toutes les formes de publicité commerciale. Les promoteurs du projet ont convaincu l’Etat que l’objet avait pour seul but de transmettre l’histoire du vin. Un décret paru en 2014 a donc reconnu «qu’il était utile de sauvegarder et valoriser la dimension culturelle du vin».