Le completer, un trésor grison
- Dimanche 03 août 2014
Très acide, peu productif avec une maturité tardive, le completer a failli disparaître dans les années 1980. Probablement venu d’Italie, le cépage existait en 1321 dans la région de Malans. Gian-Battista von Tscharner s’engage pour le faire connaître depuis 1982
Le vignoble suisse offre une diversité de cépages unique au monde, avec plus de 200 variétés concentrées sur seulement 15 000 hectares. Parmi elles, une quinzaine de variétés autochtones, parfois confidentielles, qui suscitent un intérêt grandissant.
Il est encore méconnu, un comble pour un des cépages blancs les plus intéressants de Suisse. Le completer recouvre 4,3 hectares de vignes, dont 3,4 hectares dans la région de Malans (GR). Très acide, peu productif avec une maturité tardive, il a failli disparaître dans les années 1980, remplacé par des variétés internationales plus faciles à domestiquer. Gian-Battista von Tscharner y a toujours cru. «J’en ai replanté en 1982, convaincu de son immense potentiel, martèle-t-il, enthousiaste. Le completer est très Grison: il est têtu, montagnard, et il faut de la patience pour le comprendre. Mais si on se donne de la peine, il produit des vins fantastiques.»
Dans sa cave du château de Reichenau, Gian-Battista von Tscharner a constitué une collection de plus de 300 vieux millésimes de completer. De ses propres vins, bien sûr, mais aussi de la demi-douzaine de producteurs grisons qui en produisent dans des styles très différents. Le jour de notre visite, il a ouvert deux bouteilles d’Adolf Boner (1979 et 1981) et trois de son Jeninser Completer (1998, 2004, 2006), issues d’une vigne dont il a perdu l’exploitation en 2009. Des vins de haut niveau qui démontrent avec éclat le potentiel de garde du cépage.
L’origine du completer n’est pas déterminée avec précision, mais son cœur est grison. L’ampélologue-généticien valaisan José Vouillamoz, coauteur de l’encyclopédie des cépages Wine Grapes,ne lui a pas trouvé de parents. Selon lui, il provient probablement du nord de l’Italie, où il a disparu depuis lors mais où il possède de lointains cousins. Des plants auraient été importés dans les Grisons par des moines bénédictins du couvent de Pfäfers. La première mention écrite de son nom remonte à 1321 dans un document du chapitre de la cathédrale de Coire.
Le completer tire vraisemblablement son nom du latin completorium, en français «complies», le dernier office religieux de la journée. A cette occasion, les moines devaient garder le silence selon la règle de saint Benoît, mais avaient droit à un verre de vin. «Il s’agissait exclusivement de vin blanc, précise Gian-Battista von Tscharner. Le premier rouge, le pinot noir, est arrivé dans les Grisons à la fin du XVIe siècle.»
L’histoire du completer a connu un rebondissement inattendu en 2002. Alors qu’il travaillait sur les origines génétiques des cépages valaisans à l’Université de Californie à Davis, José Vouillamoz a découvert que le cépage haut-valaisan lafnetscha était issu du croisement du completer et de l’humagne blanc, un vieux cépage valaisan. Avec une question délicate à résoudre: comment un cépage considéré comme indigène dans les Grisons a-t-il pu donner naissance au lafnetscha dans le Haut-Valais, où il n’a jamais été mentionné?
De retour en Suisse, le scientifique valaisan a mené son enquête sur le terrain. En compagnie du vigneron Josef-Marie Chanton, il a prélevé à Eyholz, près de Viège, deux échantillons de raisins appelés par les locaux «kleine lafnetscha» et «grosse lafnetscha». Le test ADN a montré qu’il s’agissait dans les deux cas de completer, sans que personne ne s’en soit jamais rendu compte. Fort de cet ancrage historique, la vigneronne de Fully Marie-Thérèse Chappaz a planté 4000 m2 de completer à Charrat (LT du 24.06.2011).
Gian-Battista von Tscharner souhaite que le completer reste un produit de niche. Le vigneron montre l’exemple. Depuis la perte de la vigne de Jenins, le cépage n’occupe plus que 1500 m2 de ses 5,3 hectares de vignes. Il souhaite en faire «un peu plus», mais pas trop pour pouvoir continuer à le bichonner. «C’est un vin qui a un caractère très spécial à la vigne, à la cave et dans le verre, souligne-t-il. Si on en fait un produit commercial, on le tue.»