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Dans les vignes romandes, la récolte de trop

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Texte: Aïna Skjellaug, image: OVV

Les vendanges 2019 touchent à leur fin dans un climat plus que tendu. Il y a trop de vin sur le marché. En Suisse, des vignerons ne seront pas payés pour leur travail de l’année.

«Quand octobre est dans sa fin, dans la cuve est le raisin», ainsi va le dicton vigneron. Mais cette année, rien ne va. Le raisin reste sur les mains de ses maîtres à pousser, des vignes entières ne seront pas vendangées. C’est ainsi partout en Suisse. La récolte 2019 est-elle mauvaise? Au contraire, le fruit est généreux et promet un très beau millésime. Le problème est ailleurs. On l’annonçait depuis plusieurs années, mais la situation n’a jamais été aussi grave qu’aujourd’hui: les cuves de beaucoup de vignerons sont encore pleines, le marché du vin est saturé.

Propriétaire du Domaine Croix Duplex à Grandvaux, Simon Vogel incarne la figure du vigneron désabusé. Il appartient pourtant à une classe plutôt privilégiée, ayant hérité d’un domaine de 30 hectares répartis entre Lavaux et le Chablais. Mais voilà des semaines qu’il ne dort plus, découragé de devoir refuser leur raisin à des vignerons qui viennent pourtant le supplier, et de ne savoir que faire devant ses cuves encore partiellement remplies du précédent millésime. Cette année, 10% de ses fruits seront laissés sur les vignes. Pour le reste, il remplit chaque jour des camions de raisin, dont le prix n’est pas encore fixé, qui sera acheminé outre-Sarine. C’est ça ou la pourriture. «A des voisins désespérés, j’ai conseillé de faire un stand au bord de la route et de vendre directement leur raisin une tune le kilo. Nous ne sommes plus rien», dit-il. Il ne fera cette année que la moitié de sa mise en bouteilles, pour le reste il verra. Ses parents, partis en Afrique du Sud, ont dû vendre leur domaine viticole près de Johannesburg. «Les difficultés sont mondiales». Il parle des gens comme lui en les appelant «les terriens», en opposition avec les «gratte-papiers», coupables selon lui de la distorsion de marché.

La production de vin suisse va petit à petit se limiter à des adresses de qualité, là où l’on s’occupe du vin de son plant jusqu’à sa vente. Un vigneron encaveur de La Côte

Car le problème, selon lui, vient de la spéculation et des marges que se font les négociants – une raison évoquée depuis des dizaines d’années. Après des récoltes 2018-2019 prolifiques, ils peuvent se permettre d’exercer une pression pour faire baisser les prix. Pourtant il s’agit pour les producteurs de vins suisses de reconquérir les parts de marché perdues en 2014 et 2015, à cause de toutes petites années, et de rivaliser avec la concurrence étrangère.

Des acteurs désunis

Dans le monde de la vigne, les acteurs sont désunis. Un courtier de La Côte propose 80 centimes par litre de vin, puis 1 franc supplémentaire à Pâques s’il arrive à le vendre. Face à cet avilissement des prix et pour assainir leurs stocks, certains vignerons n’hésitent pas à déclasser leur AOC en vin de table. Les petits producteurs rejettent la faute sur les gros. Un vigneron encaveur de La Côte nous tient ce discours: «Cette crise a du bon, les vignerons paysans qui font pousser du raisin pour le vendre à des caves vont disparaître. Ils finiront par arracher leurs pieds et planter du blé. Tant mieux car ils font du tort à notre profession. La production de vin suisse va petit à petit se limiter à des adresses de qualité, là où l’on s’occupe du vin de son plant jusqu’à sa vente. Mais le vin de table suisse, il faut l’oublier.» «Foutaises», répond Gilles Cornut. Le président de la Communauté interprofessionnelle du vin vaudois est convaincu que si le marché se tient, c’est parce que la production est suffisante pour faire face au marché européen. «Deux tiers des vins suisses sont vendus en grande surface, on ne peut pas imaginer ne devenir qu’un marché de niche.»

Si la guerre interprofessionnelle existe, tout le monde s’accorde au moins sur deux constats: les Suisses boivent moins et les grandes surfaces ne jouent pas toujours le jeu des producteurs locaux.

Des Suisses respectueux du 0,5‰

Sur le premier point, Jean-Charles Estoppey, président de la cave Terres de Lavaux à Lutry tient un coupable: «l’obsession sécuritaire de la police» et son impact «désastreux» sur la vente de vins. Ce médecin de profession a étudié la question: «Les freins à la consommation sont intimement liés à la peur de dépasser le 0,5‰ imposé par la loi entrée en vigueur en 2005. Les accidents dans lesquels l’alcool est mis en cause sont provoqués par des individus qui ont une moyenne de 1,46 gramme d’alcool dans le sang. Or, pour être en mesure de conduire un véhicule avec une telle alcoolémie, il faut être un fêtard ayant ingurgité des alcools forts. Les consommateurs normaux de vin ne font évidemment pas partie de ces catégories. On se trompe donc de cible en diabolisant la consommation de faibles quantités de vin. Il a été prouvé que ces personnes sont plus prudentes au volant et causent moins d’accidents.»

En 2020, j’arracherai un hectare de plants de vignes que je ne replanterai pas. Je me sens écrasé par des acteurs beaucoup plus forts que moi. Simon Vogel, vigneron à Grandvaux

Que l’on soit pour ou contre un assouplissement de la législation, les chiffres parlent d’eux-mêmes. En 2017, la Suisse a vu passer sous la barre de 100 millions le nombre de litres de vin qui s’écoulent chaque année dans le pays, pour s’établir à 87 millions. En vingt ans, la consommation a baissé de 20%. Les Suisses boivent moins et plus diversifié. Et lorsqu’ils consomment un verre de vin, il n’est pas sûr que celui-ci soit suisse! La part des vins du pays à la vente se situe autour de 35%. Il y a vingt-cinq ans, avec 138 millions de litres consommés, les vins suisses représentaient encore 45% de la consommation totale.

Sur ce sujet, les acteurs du vin et de la vigne font tous plus ou moins porter le chapeau aux grandes surfaces qui, selon eux, ne les représentent pas assez bien. «Je ne comprends pas pourquoi il est si difficile de trouver du raisin local dans nos supermarchés, et pourquoi les grandes surfaces continuent à jouer entre elles à celle qui vendra le vin au meilleur prix, s’exaspère Simon Vogel sur sa terrasse en Lavaux. Les jeunes qui manifestent dans nos rues pour le climat ne demandent pas autre chose: on a tout à portée de main, devenons locavores. Mais il faut rééduquer les gens au vrai prix des choses.» Contactée, Coop se défend de spéculer, mais ne communique pas sur son stock de vin en réserve. «Les vins suisses sont très importants pour Coop et composent environ un tiers de notre étalage. Nos chiffres de vente indiquent que deux vins blancs sur trois sont issus de la vigne suisse. Nous faisons de gros efforts pour promouvoir la vente de vin local, dans nos publicités, notre marketing, sur nos réseaux sociaux et notre journal Coopération».

Quelles solutions?

Face au même problème, diverses issues sont envisagées par le monde viticole. Simon Vogel a la plus radicale: «Les deux à trois prochaines années vont être les plus difficiles de ma vie, je sens que je vais revivre ce qu’a traversé mon grand-père pendant la crise de 1929. En 2020, j’arracherai un hectare de plants de vignes que je ne replanterai pas. Je me sens écrasé par des acteurs beaucoup plus forts que moi, à l’image de Guillaume Canet dans le film Au nom de la terre. Nous devons faire toujours plus pour toujours moins, les politiciens ne nous défendent pas: je vous prédis des suicides dans le monde viticole ces prochains temps. Le seul qui a pris des mesures concrètes, c’est Donald Trump avec sa politique protectionniste: «consommez américain». Il faut que la Suisse s’y mette.»

Dans sa cave, à Lutry, le médecin, lui, temporise. «Un coup de pouce politique et médiatique serait le bienvenu», dit-il en restant optimiste. «L’Autriche a mis des millions pour promouvoir ses vins, ça a marché. Il s’agit de rappeler aux Suisses l’importance de leur patrimoine viticole et de les informer des conditions de production des vins étrangers vendus à 5 francs dans les grandes surfaces. Rééduquer les consommateurs au vrai prix des choses est important.» Gilles Cornut en appelle aussi à la responsabilité du consommateur. «Cela ne représente pas grand-chose: si chaque Suisse nous faisait l’honneur de boire deux bouteilles de vin suisse plutôt qu’étranger dans l’année, la crise serait résorbée». Plus créative, l’œnologue Catherine Cruchon à Echichens mise sur une réinvention du chasselas. «Léger et frais, le chasselas passe très bien lors de grandes chaleurs estivales, mais il a gardé cette image de «vin de grands-parents» qu’il faut complètement redynamiser. Les producteurs d'Aperol et de prosecco ont très bien fait cela en lançant le spritz que tout le monde s’arrache aujourd’hui à l’heure de l’apéro, sur lequel, d’ailleurs, les restaurateurs font d’énormes marges. Imaginez un chasselas avec des étiquettes délirantes et une super campagne promotionnelle, ça vaudrait le coup d’essayer.»