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Apéro mania !

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Texte: Jérôme Estèbe, photo Pierre Albouy
À Genève, l’apéro grignote les bistrots Une kyrielle d’enseignes récentes se spécialisent dans l’apéritif à grignoter, nouveau rituel de masse qui chamboule le paysage de la restauration locale. 

On ne peut pas tout à la fois « siffler l’apéro et l’opéra» chantait joliment Joe Dassin. Il semble que les Genevois aient choisi. Tant pis pour l’opéra. L’apéro a gagné.

On l’a certes toujours siroté au bout du lac. Deux décis de blanc et trois cacahuètes au coin du zinc. Mais depuis un an ou deux, ce qui n’était hier qu’une brève récréation de comptoir devient un immanquable rituel social. Une passion municipale. Un phénomène de masse, même.

Il n’y a qu’à voir la foule dense qui noircit le haut du boulevard Georges-Favon les soirs d’été. Idem sur la promenade des Lavandières, entre la Barje et le Bateau-Lavoir, ou les trottoirs des rues Vautier, Blanvalet ou de l’École-de-Médecine, théâtres joyeux et bondés de l’apéro mania autochtone. Sans oublier la place des Grottes, dont le marché ressemble, le jeudi en fin de journée, à un Woodstock vineux et houblonné. On s’offre une topette. Un peu de jambon ou de fromage.

Deux morceaux de pain. Et on « apérote », « tranquilou », coude à coude, ou plutôt fesse à fesse, assis à même le bitume. «C’est du délire», halète le vigneron Paul-Henri Soler, qui tient son stand sur le marché. «Il y a des gens partout. C’est inimaginable le nombre de quilles que je vends ici le jeudi.Jamais vu ça!» 

Tapas ouvragées 

Cela dit, tous les Genevois ne sacrifient pas au rite sur le même mode. Si le vin fin, particulièrement bio ou nature, garde la cote, si la mousse, spécialement locale et artisanale, a toujours ses adeptes, c’est désormais le cocktail d’auteur qui arrose les afterworks dans le vent. Il serait d’ailleurs impensable d’ouvrir aujourd’hui une adresse branchée sans un mixologue distingué derrière le zinc. En septembre dernier, la deuxième Geneva Cocktail Week rassemblait ainsi 38 enseignes et près de 70 créations genevoises. Voyez le trend liquide.

Une chose de sûre, le nouvel apéritif à la genevoise se boit, certes, mais se mange aussi. Tous les spots autochtones proposent de quoi casser la croûte en sifflant son verre. Et pas de vieilles chips industrielles, s.v.p.

Il y a du niveau. Tapas ouvragées par-ci, mezze maison par-là, antipasti choisis, miniburgers coquins, planchettes de charcutaille artisanale... Le tout à des tarifs pas forcément câlins, d’ailleurs.

On grignote donc après le boulot, voire on ripaille, mais sans chichi. Car la vieille dichotomie entre l’apéro d’abord et le dîner ensuite s’estompe gentiment. D’ailleurs, nos néo-bistrots, outre cocktails, bières et vins, déroulent des cartes d’une souplesse folle, qui permettent le « picorage » comme la sustentation solide. «La clientèle fait ce qu’elle veut: boire juste un verre, partager un ceviche ou manger de manière plus copieuse», résume Morad El Hajjaji, boss de l’Inda Bar et du Kasbar, aux Eaux-Vives. «On n’impose plus rien.

Le schéma traditionnel apéro puis entrée-plat-dessert, c’est fini. D’ailleurs, chez nous, tous les plats sont servis à la fois. Les gens partagent, en prenant le temps qu’ils veulent.» 

Draguer sur le bitume 

Mine de rien, il y a là un séisme dans les habitudes locales de consommation. Qu’en pensent les restaurateurs? Pas forcément du bien.

La clientèle est devenue si volage et imprévisible. «C’est clairement un changement radical des habitudes», affirme Gabriele Azoulai, patronne de l’Adresse, aux Eaux-Vives. «Nos habitués réservent pour 21 h et débarquent désormais vers 22 h, ne prennent plus d’apéro ni de vin. Il faut s’adapter à cette nouvelle donne. Un jeune client m’expliquait que boire des verres sur le trottoir de la rue Blanvalet, c’était plus facile pour draguer.

Dans un resto normal, on ne peut pas aborder, s’approcher ou frôler une fille... C’est peut-être la clef de cette nouvelle mode», sourit la restauratrice. «En tout cas, quand je me suis installée dans le quartier, il y a quinze ans, j’étais quasi seule.Aujourd’hui, c’est l’Eldorado, là où il faut être. Et ce n’est pas toujours confortable.» Certains chefs avisés se coulent agilement dans l’ambiance. Nicolas Darnaughilem, du Neptune, à la rue de la Coulouvrenière, a récemment ouvert Le Tabouret dans une arcade contiguë à son restaurant. Un endroit singulier, looké et accueillant, «à bar et à manger», pour apéritifs et plus si fringale.

Saint Marius 

Même stratégie de la part de Florian Le Bouhec, chef du précieux Bologne, à la rue Necker, qui prépare pour l’automne l’ouverture d’un bar de soir à la place des Augustins. «On n’a pas encore de nom pour l’instant. L’idée, c’est un lieu sympa et détendu, où tu peux boire un verre de vin ou un cocktail, dîner ou juste grignoter, sans les codes de la restauration classique. Aujourd’hui au resto, je remarque que les gens préfèrent prendre deux entrées et sauter le plat principal. C’est plus sexy, bien sûr.Et plus facile à réaliser pour nous aussi. Pas de garniture à travailler. Un produit et basta. Il ne faut pas oublier que ce genre de concept, c’est Renald, du Marius Café, qui a été le premier à l’inventer et à le mettre en pratique à Genève il y a des années de ça.» Rendons donc à César ce qui est à Marius.

En matière de restauration, on le sait, Genève a souvent deux ou trois services de retard par rapport aux villes européennes. Pour le coup, il semble qu’elle barbote pile dans la tendance. «Les habitudes d’alimentation bougent vite. Et je trouve très bien que nos professionnels se soient adaptés aux nouveaux besoins», se réjouit Laurent Terlinchamp, président de la Société des cafetiers, restaurateurs et hôteliers de Genève. «Cette tendance n’altère pas les chiffres de la restauration.

Au contraire, l’an passé, le volume a augmenté de 2%.» Il est vrai que trois verres de bon vin avec quelques jolies combines à picorer dans un bar genevois à la mode peuvent vite se traduire par une addition assez peu, euh... apéritive.