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Allobroges, peut être le premier vin historique de Suisse

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Alexandre Truffer & Marc André Haldimann
Il y a trente ans, Genève a fait œuvre de pionnier en mettant sur pied le premier système d’appellation contrôlée. De fait, le vignoble le plus occidental du pays est peut-être aussi le plus ancien de Suisse. En effet, durant l’Antiquité, la campagne genevoise ne faisait pas partie du territoire helvète, mais de la zone d’influence des Allobroges, un peuple celte romanisé qui a transmis son nom aux ancêtres de la Syrah et de la Mondeuse. 

L’histoire et l’archéologie montrent que, durant l‘Antiquité, le plateau suisse était occupé par les Helvètes, une peuplade celtique, relativement réticente à l’influence romaine. Y compris à celle des marchands latins qui exportaient en masse leurs amphores au nord des Alpes. La romanisation, et donc l’arrivée du vin, puis celle de la culture de la vigne, n’aura lieu qu’après la défaite de Divico, en 58 avant Jésus-Christ.

Toutefois, toute la Suisse n’est pas occupée par les Helvètes. A l’ouest, le Rhône constitue une frontière naturelle avec les pays des Allobroges, autre peuple celte, soumis à la férule romaine depuis 121 avant Jésus-Christ. Ces Gallo-romains, qui occupent plus de la moitié de ce qui est aujourd’hui le canton de Genève savent cultiver la vigne. Un cépage, la Vitis Alloborgica ou Allobrogicum, leur est même associé. Décrit par les auteurs latins Pline l’Ancien et Columelle, cette variété donnait naissance au «picatum» un vin résineux qui devait sans doute son nom de la poix qui était utilisée pour garantir l’étanchéité des tonneaux ou des jarres utilisées pour son élaboration et se déclinait en plusieurs crus réputés aux caractéristiques distinctes: le sotanum, le taburnum et l’ellicum. 

Aux origines de la Syrah

Couvrant un territoire allant du Léman jusqu’à l’Isère et du Rhône aux Alpes du Nord, les Allobroges avaient pour capitale Vienne. Les vignobles qu’ils ont plantés le long du Rhône ont donné naissance plusieurs siècles plus tard à quelques-unes des appellations françaises les plus renommées: à l’image d’Hermitage, sur la rive gauche du fleuve. Cette continuité entre vignobles allobroges et paradis de la Syrah implique-t-elle une liation directe entre Vitis Allobrogica et le grand cépage rouge rhodanien? Pour l’ampélographe français Louis Levadoux, cela ne fait aucun doute.

En 1964, dans son ouvrage «La vigne et le vin des Allobroges», il rappelle que la distribution de la Syrah et de la Mondeuse Noire – le cépage rouge principal de la Savoie – avant l’arrivée du phylloxéra correspond très précisément à la zone de culture de l’Allobrogica. Consolidant sa thèse par des arguments historiques et linguistiques, il postule que la vigne gallo- romaine était une «proto-mondeuse» qui va évoluer au cours des siècles pour donner naissance à la Syrah et à la Mondeuse Noire. En 1998, des tests ADN réalisés en France et aux Etats-Unis rendent publics la généalogie de la Syrah. Il s’agit d’un croisement naturel entre la Dureza, un ancien cépage d’Ardèche autrefois cultivé en Isère, et la Mondeuse Blanche, elle- même fille de la Mondeuse Noire.

Affirmée par l’histoire, confirmée par la génétique, la démonstration paraît irréfutable. «En fait, tout n’est pas si simple», corrige l’ampélologue José Vouillamoz qui a de son côté réussi à établir que la Syrah, petite-fille de la Mondeuse avait un autre ancêtre célèbre: le Pinot Noir, grand-parent de la Dureza. «Les Romains n’avaient pas la même conception de la notion de cépage que celle que nous avons aujourd‘hui. Les appellations, comme Vitis Allobrogica ne désignent pas une variété de raisin, mais une région de production. Si l’on pouvait remonter le temps et analyser les vignes que cultivaient les Allobroges, on trouverait sans doute une complantation de cinq ou six cépages différents, dont l’un ou l’autre, mais certainement pas tous, pourrait avoir un lien génétique avec la Syrah et la Mondeuse Noire.»

Des rumpotins aux hutins

Dans son «Histoire Naturelle», Pline l’Ancien parle d’un système de culture de la vigne caractéristique de régions gauloises romanisées. Il écrit: «on voit un peuplier qui porte le nom de rumpotin, et près duquel se trouvent communément de grosses souches de vignes. L‘arbre, très épais, forme, avec ses branches, des espèces de planchers circulaires, le long desquels la vigne s‘élève, en serpentant, du tronc dans l‘espèce de main ou de ramification que le bois lui présente, pour venir ensuite embrasser de ses sarments chacun des doigts des rameaux légèrement relevés.» Columelle se révèle encore plus précis: «Il y a en Gaule une autre espèce de plants d‘arbres mariés aux vignes, et qu‘on appelle rumpotin: il exige des sujets de petite taille et peu garnis de feuillage. [...]L‘arbre se divise ordinairement en trois branches, à chacune desquelles on conserve de chaque côté plusieurs bras; puis on retranche presque tous les autres rameaux qui donneraient trop d‘ombre à l‘époque de la taille des vignes. Les pratiques sont les mêmes que celles qui sont usitées en Italie: ainsi on plante les vignes dans de longues fosses, on leur donne les mêmes soins, on les dispose sur les branches de l‘arbre; tous les ans on fait passer aux arbres voisins de nouveaux sarments, et l‘on coupe les anciens.» Ce système perdurera au Moyen-Âge dans une bonne partie de l’Europe sous le nom de «hautins» ou «hutins ». Il permet de combiner la culture de la vigne, de l’arbre qui lui sert d’échalas et qui peut être un arbre fruitier, mais aussi de conserver le sol libre pour faire paître des animaux, tels que des moutons, des chèvres ou des cochons. Les hautains ne produisent toutefois que des vins de faible qualité qui sont critiqués par les agronomes dès le début du 17e siècle. Ce mode de culture devient de plus en plus rare et disparaît presque totalement au début du 20e siècle. Il faut attendre les années 2010 pour voir réapparaître de nouveaux hutins à Genève, qui n’ont pas réellement de vocation viticole, mais font office de témoignage paysager et de zones arborées favorables à la sauvegarde d’espèces rares comme la chevêche d’Athéna, une petite chouette, et la huppe fasciée. 

 

Interview de Marc André Haldimann

 

Qui étaient les Allobroges ?

Leur entrée dans l’histoire date de 218 avant Jésus-Christ, quand ils rencontrent Hannibal. Le général carthaginois va régler une dispute successorale de la dynastie allobroge. En retour, il recevra le soutien du prince qu’il a favorisé dans sa fameuse traversée des Alpes. Comme leur nom signifie «ceux qui viennent d’ailleurs», on suppose grâce aux découvertes numismatiques que ces Celtes venaient du Piémont et qu’ils se sont installés entre le 4e et le 3e siècle dans un territoire ayant pour frontières naturelles les Alpes et le Rhône.

Celtes, Gaulois, Allobroges, Helvètes, quelle est la différence ?

Le monde celte s’étend sur la plus grande partie du continent européen, de l’Atlantique jusqu’au Balkans et même en Anatolie. Sans oublier les îles Britanniques et le nord de la péninsule italienne d’où ils seront peu à peu chassés par les Romains. Les Gaulois, qui sont les Celtes résidant sur le territoire de la France actuelle, se divisent en 52 tribus parmi lesquelles les Allobroges. Tous ont en commun l’usage de langues celtiques et des coutumes similaires. Leur société comprend trois classes: une aristocratie guerrière, des prêtres qui se transmettent des rites religieux secrets «de bouche de druide à oreille de druide» et le peuple des artisans, marchands et paysans. 

Quand les Allobroges deviennent-ils romains ?

Ils sont soumis formellement le 1er août 123 avant Jésus-Christ lorsqu’ils perdent leur autonomie politique à la suite d’une bataille décisive au sud de Valence. Le changement ne se fait pas en un jour, mais on constate l’apparition d’une société gallo-romaine à partir de 70 avant notre ère. Bien entendu, il existe des factions pro et anti-romaines dans la société allobroge. L’avidité des gouverneurs romains provoque un certain nombre de rébellions, mais de manière générale les Allobroges se comportent en alliés fidèles. Un certain nombre d’entre eux prendront la citoyenneté romaine et tous les privilèges afférents, y compris le droit de cultiver la vigne.

Pourquoi les Gaulois ne pouvaient-ils pas cultiver la vigne?

A l’inverse des indices de consommation de vins importés relativement nombreux, il n’y a pas de preuves matérielles de la culture de la vigne dans les régions celtes avant l’époque romaine. Le commerce du vin est d’ailleurs un enjeu stratégique pour Rome. En 118 avant Jésus-Christ, le gouverneur de la Narbonnaise, province qui englobe toutes les conquêtes romaines de la vallée du Rhône jusqu’à Genève, interdit sous peine de mort à tous, sauf aux citoyens romains, de cultiver la vigne sur le territoire qu’il administre. Un siècle et demi plus tard, l’empereur Claude interdit sous peine de mort l’importation de vin gaulois en Italie. Cette législation protectionniste inefficace prouve un développement pour le moins soutenu de la viticulture au nord des Alpes.

Quelle était la situation de Genève?

Jules César, qui avait été l’avocat des Allobroges dans un conflit politique à Rome en 61 av. J.-C., explique que Genève était la place forte alliée la plus orientale. Au-delà, on entre en territoire étranger, voire ennemi. Lorsque les Helvètes décident de partir s’installer dans le Bordelais, les Allobroges n’ont aucune envie de voir leur pays traversé, et sans doute ravagé, par leurs voisins. Ils appellent alors à l’aide le plus célèbre général romain, ce qui mènera à la bataille de Bibracte et, par conséquent, à la création de l’Helvétie romaine. 

Quelles traces physiques des Allobroges ont été retrouvées à Genève?

On a retrouvé sous la cathédrale Saint-Pierre, au cœur de la vieille ville de Genève, un tumulus funéraire d’un aristocrate allobroge qui date du 2e siècle avant notre ère. Comme les autres Celtes, ce peuple intégrait un repas dans les rites funéraires. Tous les plats qui ont servi pendant ce banquet d’adieu sont brisés – une manière de les sacraliser en s’assurant qu’ils n’ont été utilisés qu’une seule fois, pour honorer le défunt – puis enterrés. Une petite partie (80 m2) de l’esplanade de 5000 mètres carrés qui faisait face au tumulus funéraire a été fouillée. Dans cet espace restreint, les fragments de 1049 coupes à boire ont été retrouvés. Cela laisse entendre que, au cœur de Genève, reposent plusieurs dizaines de milliers de récipients allobroges spécifiquement faits pour consommer du vin. 

 

A propos de Marc-André Haldimann

Docteur en archéologie de l’Université de Lausanne, Marc-André Haldimann a supervisé plus de vingt ans de chantiers de fouilles en Suisse romande et au Moyen-Orient. Ce spécialiste de l’époque gallo-romaine a aussi été durant huit ans le conservateur en chef du département d’archéologie du Musée d’Art et d’Histoire de Genève.
A son arrivée en 2004, il y a présenté, en collaboration avec le Musée de la Civilisation gallo-romaine de Lyon, une exposition baptisée «Les Allobroges, Gaulois et Romains au nord des Alpes».